18 – VICTIME DE FANTÔMAS

— Tu comprends mon but, Fandor ?... Jusqu’ici j’ai voulu lutter dans le silence, je pensais arriver, tout seul, à la vérité, je voulais me réserver ce petit triomphe de vanité, mon Dieu, bien excusable, qui consistait à découvrir Fantômas, à lui mettre la main au collet, à l’amener à la Sûreté, en disant à mes chefs, d’un ton tranquille, modeste : « Tenez ! il y a trois ans que vous affirmez que cet homme est mort... le voilà !... J’ai passé les menottes au bandit le plus terrible des temps modernes. C’est lui !... voici les preuves de son identité... car, les preuves de ses crimes, je vous les ai déjà fournies... Faites-en ce que vous voudrez. Mon rôle est terminé. La victoire que je voulais, qu’il me fallait, coûte que coûte, quand j’aurais dû, pour l’obtenir, me faire trouer la peau, je l’ai !... »

— Quel beau triomphe, en effet ! répondit Fandor. Mais, que diable, tout espoir n’est pas perdu ! Bien au contraire !... Hier, nous pouvions douter !...

— Oh ! douter !...

— Si ! discuter au moins l’existence de Fantômas. Maintenant, elle est évidente. Si Lady Beltham existe – plus exactement si elle existait – si c’est bien son cadavre que vous avez découvert, Juve, il n’y a point d’erreur possible, nous allons nous trouver prochainement face à face avec l’insaisissable criminel... lui seul, a pu vouloir sa mort.

— Sans doute !... Mais, hélas, la lutte ne fait que commencer... Que savons-nous de nouveau ? Rien !

« Comme probabilité, une seule :

« Fantômas a vraisemblablement voulu se débarrasser de sa maîtresse. Ce n’est rien... C’est en tous cas très peu de chose, et cependant c’est de là qu’il nous faut partir pour retrouver ce bandit...

— Votre plan ?

— Je te l’ai confié. Plus de silence. Le grand jour, le plus de bruit possible. Nous avons, jusqu’ici, travaillé dans l’ombre... Faisons la lumière. Je voulais éviter les chuchotements, il faut maintenant créer le scandale. À nous la collaboration du grand public. Il faut secouer l’inertie de mes chefs.

— J’écris mon article ?

— Tu l’écris. On sait que tu es renseigné par un service de la Préfecture sur les mystérieuses affaires qui touchent à Fantômas... ton journal, La Capitale, est toujours, à ce sujet, mieux informé que ses concurrents...

— Grâce à vous !... Juve...

— Et grâce à toi, qui, soit dit sans te faire un compliment, cours après le danger comme une jolie femme après les flatteries... Donc ton information ne pourra pas demeurer inaperçue... on la reproduira...

— Je ne ferai aucune réticence ?...

— Aucune, Fandor ! Raconte l’histoire du cadavre, mystérieusement découvert, raconte-la dans ses détails... peu nous importe ! Dis surtout comment je suis arrivé à établir l’identité de la femme morte, à prouver que c’était... que c’est Lady Beltham... Insiste sur ce fait que Lady Beltham était la maîtresse de Gurn, que moi, le policier Juve, j’ai toujours soutenu que Gurn était Fantômas !... Ah ! sans doute n’explique pas en détail comment Lady Beltham a pu faire échapper Gurn à la guillotine dressée tout exprès pour lui, ne dis pas que, profitant d’une ressemblance, elle a fait exécuter à la place de son amant, l’acteur Valgrand... Et comme conclusion : Fantômas est vivant. Dire que si, seulement, j’avais pu trouver un autre morceau de cette confession, nous n’aurions même pas eu besoin de toutes ces ruses !...

— Juve ! raisonnons avec ce que nous savons ! sans plus...

— Oui, tu as raison... Il ne faut pas que je me laisse aller. Va-t’en ! petit, sauve-toi ! cours faire cet article. Je veux le lire ce soir dans La Capitale.

Fandor venait de quitter son ami le policier, et celui-ci, après l’avoir accompagné jusqu’au palier, traversait son antichambre lorsque Jean arrêta son maître par le bras :

— Monsieur n’oublie pas ?

— Quoi donc ?

— La personne qui attend au salon...

— Ah ! oui, c’est vrai !... quelqu’un qui vient me voir chez moi, alors que nul ne connaît mon adresse, cela doit être intéressant !...

Juve ajoutait :   

— Fais entrer, mon vieux Jean...

Juve était encore occupé à remettre un peu d’ordre dans les papiers épars devant lui – par habitude professionnelle il venait de vérifier l’état de son revolver placé bien en évidence à portée de sa main – lorsque le domestique introduisit dans la pièce le visiteur qui se nomma :

— Maître Gérin, notaire...

Juve se leva, désigna un siège à l’homme de loi :

— Je n’ai point l’honneur de vous connaître, maître... et je serais heureux d’apprendre ce qui me vaut le plaisir de vous voir...

Maître Gérin s’était respectueusement incliné devant Juve ; c’était un gros homme d’une soixantaine d’années, dont la caractéristique était une parfaite correction. Visage correct, ni intelligent, ni bête ; chevelure correcte, ni trop peignée, ni en désordre ; barbe correcte, taillée à l’impériale, suivant l’ancienne mode ; habillement correct, sobre, aussi éloigné de l’élégance que de la vulgarité ; et les premiers mots du notaire, eux aussi, étaient corrects :

— Je m’excuse, disait maître Gérin, de venir vous déranger chez vous, monsieur. Je sais qu’il est d’usage de vous rencontrer dans les bureaux de la Préfecture, et c’est là que je me serais permis de vous faire passer ma carte, si je n’avais tenu à m’adresser, plutôt à l’homme qu’au policier, à venir vous voir plutôt à titre privé qu’à titre officiel. Il s’agit d’ailleurs d’affaires si graves et je vais, tout en restant dans les limites du secret professionnel, prononcer des noms si terribles, que je ne pouvais pas les énoncer entre les murs de votre cabinet de la Sûreté... Je ne fais pas erreur ? C’est bien vous qui avez conduit les affaires de Langrune, Sonia Danidoff, c’est bien vous qui jadis avez mené cette mystérieuse enquête relative à l’assassinat d’un lord anglais par un bandit qui s’appelait Gurn ?... Vous êtes bien, enfin, l’adversaire acharné de Fantômas ?...

Au nom soudainement prononcé, nom qu’il n’attendait certes pas, Juve d’un signe de tête approuva...

— Eh bien, monsieur, je viens vous entretenir de cet assassin, de cet assassin qui peut-être a laissé derrière lui, puisqu’il est mort, de redoutables lieutenants au courant de ses secrets, continuant sa personnalité, poursuivant ceux dont leur chef pouvait avoir à se venger. Ce qui m’amène, c’est un crime dont j’ai peur, que je pressens et qu’il faudrait imputer à Fantômas ! à ceux qui sont ses héritiers dans le crime...

— Parlez, maître, je suis tout oreilles...

— Monsieur Juve, je crois que l’on a tué une femme, une de mes clientes... j’avais pour elle une certaine sympathie parce qu’il y a très longtemps que je la connaissais, j’avais aussi à son sujet d’ardentes curiosités, je ne le cache pas, parce qu’elle avait été mêlée, précisément, aux mystérieuses affaires de Fantômas...

— Le nom de cette femme ? maître, le nom de cette femme, je vous en prie ?

— Le nom de cette femme, monsieur Juve ? de cette femme qui, j’en ai peur, vient de tomber sous les coups de mystérieux assassins ? le voici...

« C’est... Lady Beltham !... »

Juve en entendant prononcer ces deux mots : « Lady Beltham », avait laissé échapper un véritable soupir de soulagement.

Il les attendait ces syllabes, il le voulait ce nom !

— Lady Beltham ! ah, monsieur ! pour l’amour de Dieu, allez !... allez !... dites-moi ce qui peut vous faire supposer une telle chose ?... vous ne pouvez point vous douter de l’intérêt qu’ont pour moi vos paroles...

— Je craignais que vous ne m’accusiez de faire du roman. Je suis, depuis longtemps, ou plutôt, j’ai été longtemps, le notaire de Lady Beltham. Il y a trois ans, lorsque l’affaire Fantômas se termina par la condamnation à mort de Gurn, par l’exécution de Gurn et aussi par le scandale qui rejaillit, au moins dans l’opinion, sur le nom de Lady Beltham, j’ai complètement cessé d’avoir de ses nouvelles. Or, il y a quelques jours, j’ai eu la surprise, la très grande surprise de recevoir sa visite en mon étude... je m’abstins naturellement de lui poser aucune question indiscrète... mais naturellement aussi j’examinai curieusement son attitude.

— Quand ?

— Il y a dix-neuf jours, exactement, monsieur.

— Continuez, monsieur, dit Juve.

— Lady Beltham avait changé. Ce n’était plus la grande dame froide, hautaine, dédaigneuse, c’était une malheureuse.

— Qu’a-t-elle dit ?

— Elle m’a dit : « Maître, je vais écrire, ce soir peut-être, demain, après-demain au plus tard, une lettre qui, si elle tombait entre les mains de tiers, produirait les plus abominables malheurs. Cette lettre, il faut que je vous la confie, il faut que vous la gardiez avec le plus grand soin. Je ne puis vous préciser exactement de quoi il s’agit, sachez seulement que je crée ce document pour dire, pouvoir dire, que je l’ai fait... Vous m’entendez ?... Ce document, vous le garderez à ma disposition, tant que je vivrai... Mon testament que je vous remettrai en même temps, vous dira ce qu’il faut en faire au jour de ma mort !... »

— Et, monsieur Juve, comme je déclarais que j’étais prêt à recevoir ce dépôt, Lady Beltham a ajouté :

« Maître, faisons mieux... Considérez que, du jour où vous aurez en mains ce document, votre devoir sera dès l’instant où vous apprendrez ma mort, d’aller le porter à la Sûreté... Pour que vous sachiez certainement, infailliblement quand je serai morte – car vous pourriez ne pas le savoir, convenons de ceci : À partir du moment où vous aurez ma lettre dans votre coffre-fort, je vous enverrai ma carte de visite avec un mot écrit de ma main, tous les quinze jours... Si jamais cette carte ne vous parvient pas, c’est que je suis morte... Comprenez que l’on m’a assassinée et portez la lettre à qui je vous dis... Vengez-moi !... »

— Alors ?... alors ?...

Alors maître Gérin avait un geste d’incertitude :

— Alors, monsieur Juve, c’est tout !... Je n’ai plus revu Lady Beltham, je n’ai plus eu de ses nouvelles... Non seulement elle n’est pas venue m’apporter cette lettre, mais, même, quand je me suis présenté à son domicile, on m’a dit qu’elle était partie en voyage, sans rien de plus.

« Il y a dix-neuf jours de cette visite... Je ne puis croire que la malheureuse ait changé d’avis, je me rappelle ses paroles... elle craignait d’être assassinée.

Juve arpentait à grands pas le cabinet de travail :

— Votre récit confirme tout ce que j’avais pu soupçonner... Oui, Lady Beltham a été assassinée !... Oui, Lady Beltham est morte... La lettre qu’elle voulait rédiger, c’était sa confession ! La confession où elle dénonçait non seulement ses propres crimes – car elle avait été criminelle – mais ceux de ses complices, de son amant, de son maître... de...

Juve s’interrompit. Maître Gérin l’interrogea :

— De ?...

— De Fantômas ! De Fantômas qui l’a tuée pour lui arracher cette confession ! De Fantômas qui maintenant délivré d’elle, délivré de ce témoin de sa vie, va pouvoir recommencer ses sinistres exploits...

— Mais Fantômas est mort !...

— On le dit...

— Vous avez la preuve de son existence ?...

— Je la cherche...

— Comment ?... Ah ! monsieur Juve, qu’allez-vous faire ?...

— Une enquête... ne souriez pas !... je veux savoir où et comment Lady Beltham a pu être tuée... Je le saurai.

Et comme maître Gérin se taisait, Juve, après un silence, concluait :

— Je vous reverrai d’ici peu... en tous cas, lisez La Capitale, lisez-la ce soir, lisez-la demain... Vous y découvrirez bien des choses... nous allons vers des surprises sensationnelles !...